Le moi est haïssable (Blaise Pascal)
Amis narcissiques, la prochaine fois que quelqu'un vous en fera le
reproche, répondez-lui avec Blaise Pascal que le nombrilisme est la
chose du monde la mieux partagée. Cette « maladie de l'âme », qui
consiste à se préférer soi-même à toute autre chose, n'épargne
personne, y compris ceux qui se donnent l'air de la générosité et du
désintéressement.
Si le « moi est haïssable », c'est que le monde est peuplé de milliards
de « moi » qui veulent chacun « se faire le centre de tout ». Il en
résulte que « chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous
les autres ».
Quelle est la racine de cette passion « tyrannique » qui excite chacun
à se pousser du coude, à bomber le torse, à vouloir briller en société
et « asservir les autres » ? La paresse, répond Blaise Pascal, qui
montre qu'il est plus aisé de paraître que d'être et également moins
coûteux d'être aveuglé que convaincu. Ainsi, la petite phrase ne peut
être comprise qu'à la lumière de la critique pascalienne de
l'imagination. Aux exigences ardues de la raison, les hommes préfèrent
les séductions faciles de l'imagination. Quand l'âpre quête du vrai
nous rebute, nous nous satisfaisons du confort qu'offre le
vraisemblable. Succomber aux sortilèges de l'imagination, c'est donc
choisir de nous « crever les yeux agréablement ».
Cette toile de mensonges rassurants que tisse patiemment notre
imagination mystifie peu à peu notre conscience au point que nous
confondons tout : le vrai et le faux, le profond et le superficiel,
l'intérieur et l'extérieur. Nous sommes pris au piège : les images se
donnent pour des réalités et les sentiments pour des convictions. Dans
ce mirage, nous ne savons plus où est notre moi profond, perdu dans les
représentations factices qu'il donne de lui-même.
Notre conscience est à ce point subvertie par l'imagination que nous
déployons plus d'énergie à fantasmer notre vie qu'à la vivre. Et c'est
ce moi fictif que nous offrons à la crédulité d'autrui. Paraître, c'est
remédier au vide de sa propre existence en vivant une vie rêvée dans
l'esprit d'autrui. « Nous ne nous contentons pas de la vie que nous
avons en nous et notre propre être ; nous voulons vivre dans l'idée des
autres une vie imaginaire, et nous nous efforçons pour cela de
paraître. » Mais chacun n'abuse autrui qu'en s'abusant lui-même.
Reine des faux-semblants, l'imagination nous rend invisibles à
nous-mêmes autant qu'impénétrables aux autres, à tel point que « la vie
humaine n'est qu'une illusion perpétuelle ; on ne fait que
s'entre-tromper et s'entre-flatter ». Vaine comédie, dans laquelle
chacun joue un rôle de composition sans en maîtriser le texte. Farce
grotesque dans laquelle le moi, telle la grenouille de La Fontaine,
enfle démesurément, se donne de grands airs et accumule les « grandeurs
d'établissement » – fortune, réputation, honneurs – pour se masquer sa
petitesse : « Il veut être grand, il se voit petit ; il veut être
heureux et il se voit misérable. »
Confondu par sa propre imposture, il n'a alors d'autre issue que
l'hyperbole narcissique : faire de lui-même sa propre idole, s'adorer
sans limite, devenir Dieu et rayonner dans tout l'univers : « Nous
sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la
terre. » Pathétique « divertissement » que l'amour propre ! Il nous
éloigne de nous-mêmes, d'autrui et de Dieu. Et lorsque le rideau tombe,
que la lumière s'éteint et que le théâtre se vide, le moi est nu et
Narcisse tragiquement seul.
Par Olivia Gazalé ( Philomag.com)