L'Homme Véritable : qu'en pensez-vous ?
«Un homme qui vit en fonction de la conscience morale devient
rigide. Un homme qui vit au travers de la conscience de soi reste
souple. Pourquoi ? Parce qu'un homme qui a des idées reçues au sujet de
comment vivre, devient naturellement dur. Il doit, sans interruption,
porter son caractère avec lui.
Ce caractère est comme une
armure, sa protection, sa sécurité ; sa vie entière est investie dans
ce caractère et il réagit toujours aux situations à travers ce
caractère, non directement. Si vous lui posez une question, sa réponse
est toute faite. C'est le signe d'une personne rigide - il est terne,
stupide, mécanique. Il est peut être un bon ordinateur, mais il n'est
pas un être humain. Vous faites quelque chose et il réagit d'une
manière bien établie. Sa réaction est prévisible ; c’est un automate.
L’homme
véritable agit spontanément. Si vous lui posez une question, votre
question obtient une réponse, pas une réaction. Il ouvre son cœur à
votre question, s'expose à votre question, il lui répond…»
Le premier paragraphe oppose deux consciences (morale, de soi) et les caractéristiques des hommes qui les représentent : l’homme à la conscience morale est rigide, l’autre est souple. La conscience morale est celle qui répond aux questions par les pré-jugés et les idées reçues légués par la morale (religieuse, par exemple). Les morales varient peut-être mais ne changent pas : elles ont pour principe d’apporter des réponses «toutes faites» à des questions qu’on ne se pose pas encore. Celui qui se sert de ses réponses devient «rigide», cette rigidité étant le reflet de la morale elle-même : de la loi. «Tu ne tueras pas» dit la morale, je ne tuerai pas répondra inflexiblement la conscience morale puisque la morale «a raison».
A
l’opposé, on peut trouver la «conscience de soi», prétendument souple
car n’est pas une loi. Son «credo» ne fera pas loi car se forgera sans
idées reçues, sera le reflet d’une nature construite plutôt que de la
morale. Car celui qui se sert de la morale voile sa nature, la
«conscience de soi». Son opinion peut très bien différer de la morale :
et pourtant elle l’emporte, car elle est inflexible.
Dès
lors on peut dire que celui qui répond d’après la morale, des idées
toutes faites, ne montre pas son vrai visage. On peut douter qu’il en
soit pour autant plus «stupide», bien que certainement plus terne. Sa
réaction est prévisible ; c’est un automate : il a ses lois.
Le
problème n’est cependant pas le même dans l’action que dans la pensée.
Car celui qui agit spontanément d’après la morale (en étant honnête ou
religieux par exemple) n’est pas le même que celui qui n’agit qu’après
«avoir ouvert son cœur à la question». Celui-ci ne commence pas par
agir, mais par penser. L’homme conscient de soi fonde son comportement sur sa réflexion plutôt que sur la morale toute faite.
A
l’opposé, le problème des idées reçues – peu importe maintenant que ces
lois soient les bonnes – est qu’elles poussent à agir «tel un
automate». A telle question, telle réponse. Elles induisent un
comportement ou un jugement sans réflexion, sans ce fondement dont
jouit justement l’homme «conscient de soi». Car sur quoi reposent le
bien-fondé des comportements impulsés spontanément par la morale ? Non
sur la raison, mais sur rien d’autres qu’eux-mêmes. Lorsqu’on me
demande «pourquoi faire ça ?» je répondrais «parce que c’est comme ça».
La morale ne s’autorise que d’elle-même, là où la conscience de soi exige de lui trouver une raison.
II.
Voilà
d’où vient le problème des idées reçues : elles vont contre la tendance
naturelle de la raison à chercher des causes à ses actions.
Dans la morale, les idées reçues n’ont donc d’autre légitimité intellectuelle que celle de l’argument d’autorité : il faut faire cela, penser cela, croire cela parce que c’est
ainsi – sous-entendu qu’il est dans la nature des choses de faire,
penser ainsi «parce qu’il en a toujours été ainsi». C’est en cela
qu’elles peuvent s’opposer à la raison, car le «bon sens» répète
spontanément ce que lui dicte le préjugé sans lui chercher de raison et
en allant même jusqu’à l’en empêcher. Ainsi pour «la pensée esclave de
la moral[e], écrit Nietzsche,
il n’existe que des jugements fixés, des causes fixées, et aucune autre
raison que l’argument d’autorité : si bien que penser consiste alors à répéter»
les réponses, et ainsi le passé. Le religieux vous répondra donc qu’il
n’y a lieu de chercher de cause à l’existence de Dieu puisqu’elle est
inscrite dans la Bible (s’en remettant à l’Autorité), de même que
l’honnête homme ne désirera escroquer personne parce que «c’est comme
ça» (s’en remettant à la nature des choses).
Dans la conscience morale, je n'exerce donc pas mon jugement mais je m'en remets au jugement du passé, à ce qu'on m'en a dit. La conscience morale s’en reporte à un pré-jugé
face à une réalité qu’elle ne connaît pas, comme lorsque je dis de
quelqu’un qu’il parle par préjugés de quelque chose qu’il ne connaît
pas : lorsqu’il le critique par exemple un film sans l’avoir vu,
répétant simplement ce qu’il en a entendu dire comme si c’était vrai.
Les
préjugés sont donc des jugements reçus du dehors, qui s’imposent à moi
spontanément sans que je les aie produits moi-même : par exemple l’idée
reçue est que le chinois est une langue compliquée (alors que je n’en
sais rien) ou qu’une femme ne peut pas gagner autant qu’un homme (alors
que ceci n’est pas fondé empiriquement) ou que le mariage est
nécessaire pour être heureux (alors que de nombreux couples sont
heureux sans être mariés) que je tiens pour vrai jusqu’à ce que j’en
fasse l’expérience.
Dans l’idée reçue, le rapport entre moi et
les choses sont fixés, bien que pouvant être contredites par
l’expérience que j’en ai : le chinois n’est pas après tout pas si
compliqué, les femmes travaillent tout aussi bien que les hommes et le
mariage n’est pas une condition indispensable à une vie heureuse en
couple. Et pourtant les idées reçues, la morale, me poussent à les
répéter contre l’avis même de la raison face à l’expérience.
Voilà où le respect des anciens se trouve soudainement mis en difficulté : il ne tient plus face à l’évidence de l’expérience.
Les idées reçues (d’autorité) peuvent se trouver contredites, les
préjugés se voir faussés et alors les rapports «automatiques» explosent
: ce que je tenais pour vrai, par préjugé, ne s’avère pas l’être de
fait. Voilà pourquoi l’homme de la morale ne pourra pas se lancer dans
un examen scrupuleux de ses pratiques, car il risque de ne pas y
trouver raison qui tienne. Sauf à évacuer tout préjugé, tel
«l’homme souple», qui révisera constamment son jugement et règlera ses
pratiques non plus sur des réponses toutes faites mais sur l’examen
minutieux de ses expériences. Il se fera «ses propres idées» en
«pensant par soi-même» plutôt qu’en s’en remettant aux idées reçues, à
la morale et aux anciens.
III.
Si on interroge la raison, il n’y a donc plus d’autre autorité que celle de l’expérience.
Les idées reçues n’étant pas infaillibles mais pouvant être contredites
par l’expérience, c’est elle qui devra avoir le primat sur mes idées.
Je n’en croirai que mes sens et déciderai alors de ce que je dois
faire, penser et croire. Encore faudrait-il que l’expérience, pour
fonder la morale, puisse faire autorité. Or, rien n’est moins sûr.
Dissiper les préjugés pour les refonder (sur mon jugement) suppose que je ne me prononce plus sur aucune chose sans la connaître. Ne pas préjuger
c’est donc se condamner à tout juger par soi-même c’est-à-dire à faire
l’expérience de tout soi-même. Autrement, on s’en remettrait à un
préjugé – ou on refuserait de porter un jugement (sombrons donc dans le
scepticisme). Dur et interminable labeur. Car alors je n’en aurai
jamais fini de tout expérimenter pour tout connaître et me faire «mon
propre avis». Et à supposer qu’on en soit capable, on ne pourrait tirer
de ce jugement que des convictions, toutes aussi mécaniques que les
idées reçues – à part qu’elles seront de moi. Comme le dit Nietzsche,
c’est l’expérience qui donne naissance «aux opinions… que la paresse…
fige en convictions». Le produit de l’expérience est au mieux une
opinion, au pire une croyance, en aucun cas une idée.
Vouloir
fonder toutes mes idées sur l’expérience c’est renoncer à en avoir
puisque l’expérience (et le jugement en résultant) par définition ne se
partage pas. L’expérience est ce rapport sans cesse changeant entre un
sujet et objet (l’expérience de la drogue, du mariage, ou du chinois
est complètement différente d’un individu à l’autre). Il est doublement
changeant : selon les sujets – chacun son expérience différente – et
dans le temps – une même expérience, répétée, ne me procurera jamais
les mêmes sensations. Autrement dit je ne pourrai jamais me prononcer
plus loin que ma simple expérience, jamais assuré que le jugement que
j’ai d’une même chose soit identique dans le temps, et selon les
individus !
Certaines aimeront le chinois, d’autre pas. Certains
supporteront la drogue, d’autres pas : mon avis, ma «morale», ne
vaudrait donc pas universellement. Elle ne vaudrait que pour moi, et
encore, qu’à un moment donné sans être sûr que mon jugement soit
identique dans le temps ou que mon expérience aie été faussée. Elle
n’est qu’une somme d’opinion fondée sur une somme d’expérience, jamais
assurée. Fonder la morale sur l’expérience c’est donc s’en remettre «à
chacun sa morale», au relativisme de l’expérience et du propre
jugement. Autant dire qu’elle n’est pas une règle, qu’elle n’est pas
une morale – devenant un ensemble de «convictions» figées qui finirait
par briser l’homme souple qui s’y réfèrerait aussi spontanément que
l’homme moral avec ses préjugés.
Celui qui fonderait la morale
en ne se reportant plus aux idées reçues, mais sur des convictions
fondées sur sa maigre expérience, serait un homme vide bien plus que
véritable. Sans idées reçues, il n’en a plus du tout. Sans préjugés, il
est prisonnier de son propre jugement et ses opinions ne valent pas un
clou.
Il semble finalement bien impossible de refonder la morale
– ce qu’il faut faire, penser ou croire – sur ce que nous indique la
seule expérience, puisque celle-là dépend toujours du sujet qui la vit.
Bien plutôt que de s’en libérer pour refonder son «art de vivre», la
raison sans préjugé reste fâcheusement prisonnière de l’expérience,
dont elle ne parvient pas à s’échapper pour prescrire de «bonnes»
pratiques : sans préjugés, la raison n’est donc plus qu’une somme d’opinions tout aussi vaines, lesquelles ne sont même plus assurées comme eux d’être partagées.
IV.
A
moins donc d’abdiquer l’ensemble des pratiques à l’arbitraire humain,
nous voilà dans une position bien délicate : d’un côté la morale
(l’ensemble des idées reçues sur ce qu’il faut faire, penser ou croire)
s’autorisant du seul passé n’a pas de légitimité intellectuelle. De
l’autre l’expérience seule, bien qu’indubitable, est impuissante à nous
renseigner sur ce que nous devons faire, penser ou croire. Fonder la
morale sur l’expérience c’est saper toute possibilité de morale ; s’en
tenir strictement aux préjugés c’est imposer une contrainte
insoutenable à l’entendement.
La morale existe,
mais cela ne signifie pas qu’elle soit légitime comme nous l’avons
expliqué. Ca n’est pas parce qu’«une chose existe, donc qu’elle a des
droits» car on conclurait sinon de la simple «capacité d’existence… à
la légitimité». La tentation de l’homme souple pourrait alors être
l’inverse : de s’en remettre exclusivement à l’opinion plutôt que de
s’en remettre instinctivement à ce qui existe, aux idées reçues.
«L’esprit libre» – ou l’homme véritable – ajoute Nietzsche «succombe
fréquemment à la tentation de faire les déductions contraires qui,
naturellement, sont en général tout aussi paralogiques : une chose [ou
une opinion] ne peut pas s’imposer, donc elle est bonne.»
Pour un philosophe – l’homme véritable qui ne s’en remet ni aux préjugés, ni à l’opinion
– il s’agit de ne récuser la morale ni au motif qu’elle est illégitime,
ni qu’il désire en être la parfaite exception. Il ne s’agit pas pour
lui de se gargariser d’aller contre son temps pour affirmer – même si
l’envie peut le prendre – que la conscience morale est «stupide». Car
ce serait là la juger par préjugé. Ce qui est stupide c’est le jugement
hâtif, auquel on s’adonnerait soi-même en condamnant d’entrée toute
morale. Or l’homme véritable ne doit-il pas se targuer de ne pas juger
«automatiquement» ce qui se donne à lui, comme le fait la conscience
morale, avant de l’avoir examiné par la réflexion ? La morale est de
ces objets premiers qu’il faut à la raison examiner pour commencer.
Récuser la morale au nom de l’exception pour le philosophe ce serait autrement «presque un point d’interrogation sur son droit à la philosophie. Précisément parce qu’il est l’exception il se doit de préserver la règle»
plutôt que de la nier. Le philosophe, cet homme véritable, doit être
l’exception qui confirme la règle, car si cette règle n’est pas la
sienne – il ne s’y réfère lui, conscience de soi, peut-être pas
spontanément – elle a des droits : ceux du bon sens. Le philosophe, en
comprenant la morale de son temps, ne l’accepte peut-être pas, mais la
respecte à défaut de pouvoir la récuser illégitimement. Ce qu’il lui
faut d’abord c’est examiner les mœurs de son siècle, les prendre comme
point d’appui : la morale est à la religion ? Examinons ça. Laissons la
raison en douter, et voyons jusqu’où cela tient. N’est-ce pas
ainsi que Kant lui-même se donna pour but dans sa première critique de
«limiter la raison pour faire une place à la foi», comme si le
philosophe devait dissiper, et pourtant refonder, la morale ?
Certes le philosophe doit penser seul, mais dans son temps. Pour les philosophes, les mœurs de son siècle doivent être leur aiguillon de la vérité car «c’est précisément en disséquant les vertus de leur temps,
qu’ils trahirent leur propre secret : ils agissaient ainsi pour
connaître une nouvelle grandeur de l’homme, pour découvrir un chemin
non frayé vers son agrandissement.» C’est au travers de la morale qu’il se joue quelque chose du caractère
d’une nation, d’un peuple, d’un groupe – qu’il n’a peut-être pas. Il
doit la comprendre, non pour s’en faire une vulgaire opinion et pour y
déroger, mais pour refonder une morale d’après cette «nouvelle
grandeur» qui apparaît à la raison. Le but du philosophe est bien plus
de refonder la morale de son temps par la réflexion que simplement d’y
déroger par son action, ou son jugement.
Lorsqu’il
aura refondé la morale, non sur l’opinion, non sur l’expérience, mais
uniquement sur la raison, alors, et seulement alors, cette grandeur il
pourra l’incarner lui-même par ses actions. Son caractère pourra
déroger à la morale, tout en la respectant, car il en sera de sa nature
– une nature qu’il saura pouvoir transmettre par la raison, plutôt que
par l’opinion. Le produit du philosophe, sa morale, il la tire de sa
raison, non de son expérience : c’est son idée qu’il peut partager –
pas son jugement. Et s’il vit d’après elle alors rien en lui ne sera
alors impersonnel car «sa morale témoigne rigoureusement de ce qu’il est, car elle révèle les plus profonds instincts de sa nature.»
Mais
il devra alors vivre seul, contre son temps : et comme la vie de Kant
ou de Nietzsche peuvent nous paraître bien terne en effet d’avoir vécu
seuls contre leur temps de leur morale ! C’est à ce prix que se paye la
vanité de l’homme véritable qui se pique alors contradiction avec son
temps.
L’homme véritable est donc celui dont le jugement est vérité
qui, bien loin d’être ce souple heureux qui nous semblait au début, vit
bien plus souvent durement et tristement que le bêta pétri de la morale
de son temps : «bienheureux les pauvres d’esprit», qu’il ne peut
pourtant pas récuser. Il sent que la réalité n’est pas l’idéal, et
pourtant il doit y vivre – dans son temps, avec sa morale. Ca n’est
qu’à la condition d’accepter la morale puis au refus d’y déroger par
pure vanité ; qu’en s’assignant «pour tâche, une tâche rude,
involontaire, inéluctable, mais grande, d’être la mauvaise conscience
de son temps» que le philosophe peut alors espérer être à la mesure de cet homme véritable.