Comment sait-on qu'on aime ?
Quels critères, quels signes nous assurent que nous aimons vraiment ? Si, comme Jean Cocteau, nous pensons qu’il n’y a pas d’amour, mais seulement des "preuves d’amour", qu’est-ce qui, dès lors, fait preuve ?
La fidélité ? Non. La fidélité est affaire de tempérament, d’éthique personnelle, de rapport au corps, mais ne prouve rien quant à l’amour que l’on ressent ou non pour son conjoint. Nous savons bien que le désir sexuel pour une personne peut tomber et l’amour, rester. La mémoire des dates anniversaires ? L’offrande de cadeaux ? Le désir de passer le plus de temps possible avec l’autre ? Non plus, car, là aussi, il est plus question de caractère, de goût, d’éducation.
Le bouleversement
Alors, comment savons-nous que nous aimons ? « Tout d’abord, il ne faut
pas confondre l’état amoureux et l’amour, explique l’écrivain Michel
Cazenave (auteur d’ "Histoire de la passion amoureuse”, Lebaud, 2001).
Au début, ils se présentent de la même façon, une sorte de
bouleversement de l’être tout entier dont la Phèdre de Racine rend
compte par ces quelques mots : “Je le vis, je rougis, je pâlis à sa
vue.” » Cet état paroxystique et un peu théâtral, les neurologues et
les psychiatres l’assimilent aux névroses obsessionnelles. Il dure six
mois, un an maximum.
« C’est ensuite qu’apparaît la vérité du sentiment, poursuit Michel Cazenave. Quand cet emballement se métamorphose, on se rend compte alors que ce qui est important pour nous n’est plus notre petite personne et le plaisir que nous tirons de notre partenaire, mais l’autre, devenu indispensable comme s’il détenait notre principe vital. »
Le temps nous révélerait donc s’il s’agit ou non d’amour. Mais quelles autres preuves encore ?
La demande
« Avec Irène, j’étais attentif à ce que je disais quand, d’ordinaire,
avec les femmes, je suis plutôt du genre insouciant et joueur, explique
Georges. Je n’avais pas envie d’étaler ma vie mais, au contraire, de
maintenir un jardin secret afin de de la protéger de ce qui aurait pu
la blesser. J’éprouve du respect pour elle, et je sais que je l’aime
parce que je fais des efforts pour la garder. » Laurence, quant à elle,
raconte que « certains jours, je ne sais plus si j’aime Hervé ; je me
sens indifférente. Puis, grâce à un geste qu’il fait, aussi banal que
de se passer la main dans les cheveux, ou à une réflexion qu’il lance,
dans ce langage que moi seule peux comprendre, je suis troublée, émue.
Je sais alors que l’amour est là, même s’il devient parfois
imperceptible. »
Temps, respect, trouble, les preu-ves varient au gré des individus. « Mais surtout, elles ne prouvent rien, affirme Alain Guy, psychanalyste et professeur à Paris-VIII. Elles sont une tentative pour savoir quelque chose de l’amour, alors que l’amour et le savoir sont deux notions qui s’opposent. L’amour est une magie, quelque chose d’incongru qui surgit dans l’existence et qui est de l’ordre de l’insu, de l’inconscient. Il n’a donc rien à voir avec la raison. Mais cette irruption bouleverse tellement le sujet que celui-ci essaye de rétablir de la logique, du sens, afin d’être sûr qu’il n’est pas fou. Quand on aime, on passe son temps à interroger l’autre pour déchiffrer la place que l’on occupe en lui. Et cette façon que l’on a de réclamer à l’autre des signes de son amour prouve que l’on aime. »
La formule de Cocteau devrait donc être complétée : il n’y a, en réalité, ni amour ni preuves d’amour ; il n’y a que des demandes de preuves d’amour. C’est lorsque nous ne pouvons plus vivre sans réclamer à l’autre des signes de son amour que nous savons, à coup sûr, que nous aimons.
Le trouble du corps
Et puis il y a le corps. Un corps impatient, un corps qui attend
l’aimé, qui réclame sa voix, son regard, sa présence. Pour Catherine,
elle est là, la preuve : « Quand j’aime, l’autre me manque. Que je sois
au travail, au cinéma ou en train de discuter avec une amie, l’aimé me
revient par bouffées dans la tête, et je ressens son absence. C’est une
tension qui ne se relâche que lorsqu’il apparaît. »
Chantal Thomas (auteur de “Comment supporter sa liberté”, Rivages, 2000), philosophe et écrivain, renchérit : « Je sais que j’aime quand le monde acquiert une sorte d’éclat, de relief suraigu beaucoup plus captivant que dans les autres moments de la vie. Par exemple, pour moi qui aime me promener, il y a dans ces moments-là une sorte de rehaussement de tout ce que je vois, non pas parce que j’irais ensuite raconter à la personne aimée ma promenade, mais par le simple fait que cette personne existe. Cela me met sexuellement, intellectuellement, émotionnellement dans un état où tout est plus intense. »
Plus que la raison, ce serait donc notre corps qui nous renseignerait sur le sentiment d’amour, par la façon dont l’aimé l’habite même lorsqu’il est absent, et par la manière particulière que nous avons, en sa présence, d’être réceptifs à ses gestes, ses attitudes, ses expressions, son odeur, son grain de peau.
Le manque
Ce sont d’ailleurs ces mêmes détails qui, un jour, nous révèlent notre
désamour. Inès se souvient de ce matin où elle est entrée dans la
cuisine alors que son mari prenait son petit déjeuner. « Sa façon de
tenir sa tartine, les mots qu’il disait, l’odeur qu’il dégageait
m’indisposaient. Exaspérée, j’ai levé les yeux au ciel, mais quand j’ai
surpris le regard de ma fille sur moi, j’ai eu honte. J’ai su qu’elle
venait de comprendre, au même instant que je le comprenais moi-même et
sans que j’aie besoin de prononcer le moindre mot, que je n’aimais plus
mon mari. »
Pour Inès, le corps de son mari était devenu « de trop ». Or, aimer, c’est rechercher l’autre, puisque lui seul nous permet de nous sentir complet. « Ce que l’on recherche dans l’amour, c’est quelque chose qui nous manque sans que l’on sache ce qui nous manque, explique Alain Guy. Mais l’autre, par sa seule présence, a ce don de nous apporter une plénitude qui nous rend léger, transporté, aérien.
Le destin de l’être humain est de vivre dans un manque existentiel impossible à combler, et pourtant, aimer, c’est, malgré tout, demander à l’autre quelque chose qu’il n’a pas, mais que sa présence vient combler quand même. Raison pour laquelle Lacan disait : “Aimer, c’est donner ce que l’on n’a pas.” »
Le mystère
A quoi sait-on que l’on aime ? Peut-être vaut-il mieux, justement, ne
pas le savoir, comme nous l’enseigne le mythe de Psyché. Cette héroïne
de la mythologie grecque partage avec le dieu Eros des nuits
enflammées. La seule condition que pose celui-ci à leur amour est que
la jeune femme ne cherchera jamais à le voir. « S’il ne veut pas se
montrer c’est probablement parce que c’est un monstre », soufflent à
son oreille les sœurs de Psyché. Aussi, une nuit où il s’est endormi,
Psyché se lève, va quérir une lampe et éclaire Eros. Le dieu de l’amour
se révèle alors si beau que la jeune femme en tremble et qu’une goutte
d’huile brûlante tombe sur le corps de son amant, qui se réveille et
s’enfuit. Psyché paye donc la connaissance acquise par la disparition
de l’amour, ce leurre délicieux qu’il faut se garder de trop interroger
car, à vouloir le maîtriser par la pensée, on risque de le voir
s’envoler.
Qu’est-ce que l’amour ? C’est cette chose surgie d’on ne sait où, qui vient représenter on ne sait quoi, un presque rien qui peut, pourtant, faire basculer notre vie. « Certaines personnes perdent régulièrement leurs clefs, d’autres se foulent la cheville ou le poignet, d’autres encore ont des accidents de voiture à répétition sans pour autant interroger la nature de ces actes, reprend Alain Guy. Eh bien, l’amour est un peu l’équivalent d’un acte manqué, au sens où on peut le vivre cinq ans, dix ans ou toute une vie sans jamais l’interroger. »
Françoise Dolto, à qui Willy Barral (In “Françoise Dolto : c’est la parole qui fait vivre” de Willy Barral, Gallimard, 1999) demandait pourquoi les époux – même passionnément amoureux – voyaient souvent leur désir sexuel s’amenuiser au fil des années, donnait cette superbe réponse : « C’est tout simplement qu’ils font trop souvent l’amour, mais sans s’en rendre compte, la nuit, quand ils dorment ensemble. […] On ne communique jamais autant que la nuit à travers nos inconscients qui se libèrent. »
Milan Kundera ne dit pas autre chose lorsqu’il parle, dans “L’Insoutenable Légèreté de l’être” (Gallimard, 1989), du bonheur que représente le sommeil à deux : « L’amour ne se manifeste pas par le désir de faire l’amour (ce désir s’applique à une multitude de femmes), mais par le désir du sommeil partagé (ce désir-là ne concerne qu’une seule femme). »
RAPHAEL DELPARD :
“La Minute où l’on tombe amoureux”
La minute où l’on tombe amoureux est frappée au coin du mystère.
L’essayiste Raphaël Delpard a eu la bonne idée de raconter ces instants
« où s’allume l’étincelle qui embrase cœur et raison » (1). Pour cette
exploration, il a mêlé témoignages et fictions.
Nicole entre dans un amphithéâtre bondé et aperçoit un jeune homme au milieu de la foule. Une voix dans sa tête martèle : « C’est lui ! C’est lui ! » Deux ans après, elle l’épouse.
Dans un restaurant de Brazzaville, Kim se dit, en découvrant son voisin de table : « Tiens, c’est le genre d’homme qui me plairait ! » Dans l’avion qui la ramène en France, elle se retrouve assise à côté de lui. Ils tombent amoureux. Des histoires fascinantes, car toutes, ou presque, sont à la frontière de l’irrationnel.
(Valérie Colin-Simard)
1- “La Minute où l’on tombe amoureux” de Raphaël Delpard (Page après page, sortie courant janvier).
MICRO-TROTTOIR :
Confidences d’amoureux
Un beau jour, leur cœur a fait boum. Parce que c’était elle, parce que
c’était lui. Ils ont 30 ou 60 ans, et se souviennent encore avec le
même émoi de leur première fois.
• Karine, 27 ans
« Récemment, on s’est retrouvés après une séparation. Quand je me suis
sentie à nouveau contre lui, bien et heureuse, j’ai compris que je ne
voulais plus le perdre, que c’était lui et pas un autre. »
• Bruno, 29 ans
« J’ai cessé d’un coup de regarder les autres filles, je ne voulais
plaire qu’à elle, ne voir qu’elle. Elle devenait ma raison de vivre.
Quand elle n’est pas là, rien ne vaut le coup ! »
•Séverine, 26 ans
« Depuis que nous sommes ensemble, tout est facile. Je ne me pose pas
de questions, je me sens toujours bien, j’ai envie de parler, de
sortir, de tout. Et surtout, de me marier avec lui. D’ailleurs, la date
est fixée ! »
• Jean-Christophe, 32 ans
« Avant Séverine, j’étais un grand solitaire, fuyant tout engagement.
Avec elle, j’ai découvert que l’on pouvait vivre ensemble et être
heureux comme jamais avant. »
• Martine, 47 ans
« J’ai su que je l’aimais lorsqu’il m’a demandé de rester dormir chez
lui. J’ai appelé mes parents pour leur demander l’autorisation. J’ai eu
l’audace et l’envie de le faire. Une première ! »
• Jacques, 56 ans
« Quatre ans avant de pouvoir l’embrasser ! Moi qui, d’une manière
générale, ne suis pas du tout têtu ni patient, c’était forcément la
preuve que je l’aimais. »
• Martine, 36 ans
« A une période où je n’étais pas très bien, il a été le premier à me
faire rire. Ç’a été comme un coup d’air frais dans ma vie. Je ne
pouvais plus m’en passer. »
• Patrick, 34 ans
« La voir suffisait à me rendre bien. Oui, c’est comme ça que j’ai su
que je l’aimais : quand elle s’est imposée comme le morceau du puzzle
qui me manquait pour bien vivre. »
• Aurélia, 27 ans
« Quand j’ai découvert que lui aussi était fan du “Guiness des records”
de 1982, je me suis dit : “C’est pas possible ! Il se souvient que
l’homme le plus grand du monde fait 2 m 72 ! Ce type-là est
merveilleux, il est fait pour moi !” »
• Julien, 30 ans
« Je me suis rendu compte que j’aimais en elle des comportements que je
ne supportais pas chez d’autres. Tous ses défauts se transforment en
qualités. »
• Caroline, 40 ans
« Le déclic : un voyage que l’on a fait peu de temps après notre
rencontre. Passer dix mois ensemble et ne garder que de bons souvenirs
m’a fait comprendre que je l’aimais. »
• Thomas, 44 ans
« Elle m’a épaté par son indépendance, sa confiance en elle, sa joie de
vivre. Je suis littéralement tombé amoureux de tout ce qu’elle était.
Et je le reste, vingt-deux ans après. »
• Christina, 26 ans
« Quand on s’est rencontrés, j’étais très jeune, insouciante et
toujours en vadrouille. Lui, acceptait tout de moi. Sa patience m’a
appris qu’il était quelqu’un d’exceptionnel et que je l’aimais. »
• Laurent, 31 ans
« Chaque fois qu’elle repartait aux Etats-Unis, j’étais malheureux, je
ne pensais qu’à ça. J’ai fini par me dire : “Pas de doute, je suis
accro !” »
• Magali, 35 ans
« Il y a eu plusieurs étapes. Le premier regard d’abord : une espèce de
certitude qui m’est tombée dessus. Puis la façon qu’il a eue de
m’écouter, de me parler. Je me suis dit : “J’ai rencontré quelqu’un.” »
• Vladimir, 33 ans
« Il n’y a pas d’explication rationnelle. Ç’a à voir avec l’âme ; dès
que je l’ai aperçue, je me suis senti lié à elle. C’était comme
l’expression d’une liberté ; elle me rendait compte du pouvoir de la
vie. »
• Aneley, 28 ans
« Il me rend heureuse, satisfaite, confiante. C’est quelque chose de
nouveau que j’ai ressenti, très vite, et qui se développe depuis. »
• Ferdinand, 29 ans
« Après notre rencontre, j’ai eu un sentiment de force, de joie,
d’énergie supplémentaire. Un truc qui nous fait dire : “C’est à elle
que je le dois.” On le sait très vite, peut-être dès le premier regard.
»
• Claudine, 61 ans
« Un coup de foudre de gamine de 16 ans. Dès que l’on s’est vus, on est
entrés en fusion ! C’était l’amour passion, irrationnel, déraisonnable.
»
• Daniel, 62 ans
« La première fois que je l’ai vue, en classe, je l’ai trouvée sublime
! Impossible de me contrôler. Le jour où je lui ai pris la main, mon
cœur prêt à exploser, je me suis dit : “Y a rien à faire, tu l’aimes.”
C’était il y a quarante-cinq ans. »
• Linda, 59 ans
« Nous avions la même façon de considérer la vie. Il me parlait d’art
avec passion, je pensais : “Nous sommes faits pour vivre ensemble, seul
cet homme peut me comprendre et me rendre heureuse.” »
• Jack 62 ans
« Nous nous fréquentions depuis quelque temps et j’ai failli la perdre
parce qu’un autre s’intéressait à elle. J’ai réalisé que je ne pourrais
vivre sans elle. Je lui ai envoyé des roses et l’on ne s’est plus
quittés. »
• Pascaline, 23 ans
« J’ai “oublié” de regarder les autres garçons. Ça m’a étonnée. Aujourd’hui, je ne vois que lui. »
• Hervé, 25 ans
« Dans la rue, je me suis soudain mis à penser à elle. Et j’ai voulu
lui faire des cadeaux, la sentir à mes côtés. Elle me manquait. C’est
là que je me suis rendu compte de ce que je ressentais pour elle et qui
était plus fort qu’avec d’autres filles avant. »
(Propos recueillis par Anne-Laure Gannac)