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On oublie le dernier rêve ; on se remémore toujours le premier amour.
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On oublie le dernier rêve ; on se remémore toujours le premier amour.
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5 mars 2009

Etre ensemble sans se confondre

Dans le couple, chacun subit la tension entre rester soi-même et vivre ensemble, comme le montre François de Singly par une sociologie de la vie quotidienne, et Serge Chaumier à travers une analyse historique.

             

« Par une froide journée d'hiver, un troupeau de porcs-épics s'était engagé serré pour se protéger mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt, ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s'éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eût rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu'ils étaient ballottés de ça et de là entre les deux souffrances. » Cette citation d'Arthur Schopenhauer illustre joliment le propos de François de Singly, dans son dernier ouvrage, Libres ensemble.

Notre société contemporaine est tiraillée entre deux pôles : individualisme et vie commune. Chacun se trouve dans la situation paradoxale de rêver à la fois de solitude, garante de liberté, et de rechercher la compagnie des autres. Ces conflits entre individualisme et vie commune se retrouvent dans de nombreuses sphères de la vie sociale, et à différents âges : F. de Singly analyse ainsi les relations entre frères et soeurs qui partagent la même chambre, entre les résidents de maisons de retraite, entre le jeune adulte et ses parents lorsqu'il vit chez eux, etc. Mais c'est sans doute dans la vie de couple que les tiraillements sont les plus forts. L'augmentation des divorces et des séparations serait un symptôme, selon F. de Singly, de cette volonté des gens de « relancer le balancier dans l'autre sens, pour croire que l'on est capable de se passer d'autrui, que le soi n'appartient qu'à soi ». Même si certains ont tenté de résoudre le problème en vivant dans deux résidences différentes, la majorité des gens placent le fait d'habiter sous le même toit en tête des conditions de la vie conjugale. Mais alors, comment gèrent-ils cette vie commune, ce besoin de chacun d'avoir sa vie à soi, tout en construisant un projet commun ? Comment font-ils, dans les petits gestes de la vie quotidienne, pour délimiter l'espace, physique ou subjectif, de l'un et de l'autre ?

L'ouvrage de F. de Singly a le mérite de s'intéresser à un problème social, au travers des petites choses de la vie quotidienne. Ce qui pourrait paraître insignifiant, comme le choix de la musique ou du programme télé, l'utilisation du téléphone, le partage de l'espace commun, prend toute son importance dans ce que l'auteur nomme la « socialisation par frottement ». Pour vivre ensemble, chacun doit accepter de ne plus décider seul les règles de vie. Il a obligation de tenir compte de l'autre. Tout en continuant à tenir compte de lui-même. Cette régulation de la vie commune n'est pas stable et définitive. Comme le souligne l'auteur, « le déroulement de la vie quotidienne n'est ni improvisation, ni routine. Les deux mouvements, surprise et habitude, coexistent. »

Curieusement, les jeunes couples qui cohabitent découvrent qu'ils font moins de choses ensemble qu'avant. L'équilibre est alors délicat à maintenir entre l'attention à l'autre et au couple, et l'épanouissement individuel. Un simple détail, comme venir regarder avec l'autre un programme télé perçu sans intérêt, comme ça, juste pour « être avec », revêt une signification importante. Mais encore faut-il que la conception de l'un et l'autre de la vie commune soit la même. Ainsi cet exemple d'un jeune couple dont l'homme passe le dimanche après-midi à bricoler sa moto dans le garage. Alors qu'elle le ressent comme un isolement, lui a l'impression de rester dans l'espace commun.

Autre situation symptomatique de la gestion des frontières entre espace commun et individuel : l'écoute de la musique. Le choix musical peut se faire de façon alternée, une fois au goût de l'un, une fois au goût de l'autre. Avec le risque que jamais les deux ne soient satisfaits totalement. Le couple peut aussi définir un répertoire commun, et réserver les goûts individuels aux instants de solitude. Autre possibilité, enfin, l'usage du casque, mais qui peut être vu soit comme un respect de l'autre soit comme une barrière à la vie partagée. Les témoignages des couples montrent d'ailleurs qu'un usage n'est pas nécessairement immuable. Ainsi ce couple dont le garçon supportait mal que son amie mette un casque pour regarder la télévision, y voyant une coupure entre eux. Après une séparation conjugale momentanée, ils semblent être arrivés à un compromis. La jeune femme regarde moins souvent la télé et développe d'autres activités, comme lire ou écouter de la musique, qui sans être partagées avec son conjoint, ne l'agressent plus.

Le téléphone est un autre équipement révélateur de l'équilibre à trouver entre le temps à soi et le temps commun. Comme la télévision ou la musique, il empêche de passer certains moments ensemble. Mais en plus, il introduit dans la relation conjugale une relation avec un(e) autre. La conversation téléphonique fait en quelque sorte entrer un tiers dans le salon. A l'opposé, ces possibilités d'évasion permettent à chacun de développer un monde à lui, d'avoir plusieurs identités, celle de conjoint, de copain, etc. L'enquête de F. de Singly et Claire-Anne Boukaïa montre que les jeunes couples trouvent des manières flexibles d'user du téléphone. La conversation téléphonique de l'un est par exemple tolérée si l'autre est occupé à autre chose ; elle est par contre moins bien vécue si elle survient dans une soirée passée à deux. L'intrus n'est en fait pas considéré de la même manière selon que les personnes avaient choisi de « vivre seul, avec l'autre » ou « d'être ensemble ».

Toutes ces analyses sont issues des enquêtes que F. de Singly et ses étudiantes ont menées auprès de jeunes couples, de classe moyenne ou supérieure, la plupart âgés de moins de 30 ans, et en couple depuis seulement quelques années ou quelques mois. L'auteur explicite ce choix d'un milieu moyen ou supérieur, de ce que Henri Mendras appelle la « constellation centrale » : « A défaut d'observer la totalité du ciel social, l'intérêt de décrire la constellation centrale est d'apercevoir les normes du système avec une visibilité plus grande. »

On peut néanmoins regretter la quasi absence des personnes de plus de 30 ans dans ces enquêtes sur la vie en couple. S'il est évident que c'est au sein de ces jeunes couples que les tiraillements sont les plus apparents, en raison de l'ajustement qu'ils sont en train d'opérer, on reste un peu frustré de ne rien savoir de la façon de gérer la vie à deux de la génération de 1968, c'est-à-dire les 50-60 ans actuels. Autre frustration du lecteur : ne pas connaître plus précisément la méthodologie utilisée dans les enquêtes, ne pas disposer d'extraits suffisamment longs des entretiens. On se demande par exemple à quelles questions les gens répondent, quelle est leur cohérence, ou l'écart entre leur discours et leur vie réelle.

La recherche constante d'un compromis à trouver entre épanouissement personnel et construction d'un projet de couple satisfaisant semble être une caractéristique fondamentale des couples contemporains. Dans La Déliaison amoureuse, le sociologue Serge Chaumier propose d'étudier l'évolution du couple à travers l'histoire. Selon les formules mathématiques simples qu'il emploie, le couple a pu ressembler selon les périodes de l'histoire et les idéologies ambiantes à 1 + 1 = 1, 1 + 1 = 2 ou 1 + 1 = 3 (sans que ce soit nécessairement dans cet ordre chronologique). Dans l'Antiquité grecque, amour, mariage et sexualité étaient loin d'être réservés à une seule dyade. Comme l'énonce Démosthène, « nous avons des épouses pour faire des enfants, des hétaïres pour nous distraire, des esclaves pour en jouir. » Le projet conjugal n'est en effet pas constitué de sentiments, mais de droits et de devoirs. Pen- dant longtemps, amour et mariage ont été incompatibles et ont fonctionné en parallèle. C'est ce que S. Chaumier appelle le couple 1 + 1 = 2. Mais avec l'apparition de l'amour courtois au Moyen Age, sous l'influence de l'Eglise et de la bourgeoisie, un autre modèle du couple est apparu. La monogamie et la fidélité ont été associées au mariage, du moins dans les discours officiels.

Si l'amour n'était pas nécessairement indispensable, chacun devait faire « comme si ». Peu à peu, « le sentiment amoureux ne trouve sa justification que dans la mesure où il donne naissance à un couple et à une famille (...). La sexualité y est minimisée, si ce n'est absente. Elle apparaît comme un passage obligé vers la famille. Au xviiie siècle, se met en place un double discours : d'une part, il faut aimer pour se marier ; d'autre part, il ne faut pas de sexualité avant le mariage. Ce paradigme a pour effet de dissocier, si ce n'est d'opposer amour et sexe. » Selon S. Chaumier, cette séparation entre amour et sexe aura pour effet de créer le mythe de l'amour romantique : celui de la fusion entre deux êtres, que rien ne peut séparer et qui sont unis face au monde, ce 1 + 1 = 1.

Mais les choses changent dans les couples contemporains. Sans que le couple soit remis en cause, car l'idéal romantique reste prégnant, il est maintenant admis que chacun de ses membres doit voir son individualité protégée. Un nouveau modèle, que l'auteur appelle mariage ouvert ou open mariage, dont on trouve l'origine dans la mouvance soixante-huitarde, est revendiqué par de plus en plus de personnes. Chacun entend conserver son droit à une existence autonome. Avec l'affirmation du droit à l'indépendance des femmes, au niveau professionnel entre autre, le refus du couple fusionnel prend encore de l'ampleur. « En effet, le mariage fusionnel n'était pas trop pesant pour l'homme qui parvenait toujours à préserver son indépendance et à ne pas fusionner tout à fait ! »

On assiste ainsi à l'émergence de ce que S. Chaumier appelle le couple fissionnel. La fidélité est ainsi perçue autrement. Ce ne sont plus nécessairement les relations extra-conjugales qui sont dénoncées mais la tromperie qui les accompagne. Même si la fidélité reste pour beaucoup un ingrédient important du bonheur conjugal, elle ne doit plus s'exercer à tous les niveaux. Il est ainsi admis de vivre des amitiés privilégiées avec l'autre sexe, parfois jusqu'à l'entente complice et ambiguë, du moment qu'elle est posée clairement comme telle. Le modèle fissionnel consiste à séparer ce qui était hier uni, à savoir les deux identités des deux partenaires. En plus des identités de chacun, apparaît une troisième : celle du couple. 1 + 1 = 3, C.Q.F.D.

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