La société civile mondiale
Qu’en est-il de la réalité d’une société civile mondiale ? Raymond Aron la voyait comme un concept utopique, pourtant, aujourd’hui, celle-ci existe bel et bien.
«
Je ne pense pas que la formule société internationale ou, de
préférence, mondiale constitue un véritable concept. Elle désigne sans
la décrire une totalité qui inclurait à la fois le système
interétatique, le système économique, les mouvements transnationaux et
les formes diverses d’échanges (…) de sociétés civiles à sociétés
civiles, les institutions supranationales. Peut-on appeler société
cette sorte de totalité qui ne garde presque aucun des traits
caractéristiques d’une société ? (…) J’en doute » (Raymond Aron, Les Dernières Années du siècle, 1984).
En
2005, le centième anniversaire de la naissance de R. Aron (1905-1983) a
été l’occasion de faire le point sur sa pensée, dont l’influence est de
plus en plus grande dans les sciences sociales actuelles. La présence
dans les cercles du pouvoir de plusieurs disciples de R. Aron (Nicolas
Baverez, Jean-Claude Casanova…) renforce encore le poids de la pensée
du maître. D’où l’intérêt de la publication des actes d’un colloque
consacré à Raymond Aron et la démocratie du xxie siècle (De
Fallois, 2007). De ses lectures précises de Karl Marx à sa réflexion
sur le totalitarisme en passant par ses liens avec les néoconservateurs
américains, tous les aspects de la pensée de R. Aron sont examinés. À
la lecture des interventions de Pierre Manent (sur la démocratie) et de
Marcel Gauchet (sur la religion), on ne peut qu’être marqué par la
puissance de sa réflexion sociologique.
Le contraste avec les
faiblesses et les limites de la réflexion géopolitique n’en est que
plus frappant. Car quelles que soient les qualités des grands ouvrages
de R. Aron sur les relations internationales, sur la guerre et sur la
géopolitique (particulièrement Paix et guerre entre les nations
– son « grand œuvre » –, 1962), celui-ci est passé complètement à côté
de ce qui était la principale tendance du monde de la seconde moitié du
xxe siècle : la construction tendancielle de la société-monde.
Comme
l’a signalé Nicole Gnesotto lors de ce colloque, une grande partie des
dynamiques de fond de l’espace mondial ne pouvait qu’échapper à un R.
Aron défenseur des analyses interétatiques du monde (ce que l’on
appelle le « courant réaliste » des relations internationales). La
survalorisation de la place de l’État-nation conduit R. Aron à
marginaliser les autres acteurs. Il ne nie pas la puissance des firmes
multinationales, par exemple, mais il la ramène à une lecture
nationale : « Ce qui est bon pour General Motors est bon pour les États-Unis. »
Plus grave, l’importance de la naissance du droit mondial (avec les
conséquences du procès de Nuremberg), l’apparition de l’opinion
publique mondiale, les grands changements qui conduisent Marshall
McLuhan à voir l’émergence d’un « village planétaire » dès le début des
années 1960…, tout cela échappe à ses analyses.
Face à R. Aron
pourtant, et ce dès les années 1950, un politologue comme Marcel Merle
(1923-2003) était capable de mettre le doigt sur les limites de
l’analyse en termes d’États-nations. Auteur en 1974 de Sociologie des relations internationales, M. Merle fut l’un des premiers à s’intéresser à toute cette série de phénomènes émergents.
La
violence planétaire actuelle, et plus particulièrement le renouveau du
terrorisme, ne remettent-ils pas en cause l’existence de la société
mondiale et ne valident-ils pas, en fin de compte, les réticences de R.
Aron ? Cette violence est-elle compatible avec l’idée même du « village
planétaire » ?
Le « village planétaire », malgré tout ?
L’édition 2007 du Global Civil Society Yearbook apporte
une contribution intéressante à ce débat. Cet annuaire, publié depuis
2000, est entièrement consacré cette année aux relations entre la
violence et la possibilité de la société-monde. Issu pour partie de
travaux réalisés à la très sérieuse London School of Economics (LSE),
le Global Civil Society Yearbook 2007 affirme – à la manière de l’anthropologue Paul Dumouchel – que le développement du terrorisme reflète, « indistinctement et obscurément », l’existence implicite de cette société civile mondiale : « La violence géopolitique contemporaine n’est pas dissociable de la constitution (d’une société-monde) dont le caractère global n’autorise pas d’autre expression du conflit violent qu’au sein de lui-même. »
Dans « Violence and the possibility of global civility », Martin Albrow et Helmut Anheier affirment la nécessité « de s’inscrire à la fois dans une perspective théorique, et de s’intéresser au sujet dans la longue durée ».
Ils montrent que les analyses doivent opposer l’ancien état de guerre
« westphalien » – où les États s’affrontent en termes de puissance
nationale – et l’état de violence actuel qui n’est plus, justement, un
état de guerre. Ils constatent que si les formes de grande ampleur de
violence politique existent – tout particulièrement le terrorisme –,
cet état de violence n’est pas entièrement opposable aux progrès
réalisés par la société civile mondiale.
Quelle est donc la réalité
actuelle de la société-monde ? Comme le montrent depuis deux ans les
travaux du Human Security Centre (Vancouver), la réalité géopolitique
mondiale, c’est aussi la diminution de plus de 40 % du nombre de
conflits depuis le début des années 1990, la baisse du nombre de crises
internationales de plus de 70 %, la progression de l’alphabétisation du
monde, un rejet de la violence comme moyen d’action politique désormais
partagé par des parts croissantes des sociétés.
Contrairement à ce
que R. Aron affirmait, la société-monde existe bel et bien. Mais il
faut les bons outils pour la faire apparaître.