La Troisième Culture
Une « troisième culture » émerge avec Internet, rivalisant avec les institutions de production et de diffusion du savoir. L’avènement d’un tiers-état culturel annonce-t-il le début d’une révolution mentale ?
Levé à 6 h 55. À peine dix minutes plus
tard, je suis face à mon écran, assis sur un fauteuil, le portable sur
mes genoux, un café à portée de main. Première urgence : les emails.
Par magie, la pluie de spams qui inondaient ma boîte à lettres
virtuelle s’est épuisée depuis un mois. Je relève donc quelques
courriels personnels et professionnels. Parmi eux une newsletter
scientifique me livre une information qui m’intrigue, une découverte
sur les plus vieilles traces humaines. Une équipe d’archéologues
annonce avoir trouvé en Égypte des traces de pas fossilisées remontant
à plus de deux millions d’années ! Je laisse mes emails en souffrance
(je répondrai plus tard…) pour suivre la piste.
Elle m’amène à un
site d’archéologie où la découverte est exposée en détail. Cela se
passe dans l’oasis de Siwa. Où est-ce exactement ? Pour mieux localiser
le site, j’ouvre Google Earth. En moins d’une minute me voilà en train
de survoler l’Afrique, puis de zoomer sur une oasis égyptienne comme si
j’étais à bord d’un satellite. À peine un quart d’heure après être
sorti du sommeil, je suis embarqué dans mon cocon numérique à planer
au-dessus de l’Afrique. Première promenade informationnelle de la
journée. Première dérive aussi. Parti dans le but de relever le
courrier, je me suis déjà laissé embarqué dans une ballade cognitive,
stimulante et stressante à la fois.
Il est banal de dire que nous
vivons, avec Internet et le Web, une révolution technique et
culturelle. Banal, mais pas forcément faux. Qu’elle sera son ampleur ?
Jusqu’où la dynamique enclenchée nous entraînera-t-elle ? Nul ne le
sait. Serions-nous plutôt engagés dans une « révolution symbolique »
aussi profonde que l’invention de l’écriture ou de l’imprimerie (1) ?
L’anthropologue Jack Goody a consacré plusieurs ouvrages à étudier
l’impact de l’écriture comme « technologie intellectuelle ».
L’écriture, nouveau tremplin pour la pensée, a démultiplié les
capacités de notre mémoire, stimulé le raisonnement et la réflexivité
et permis aux idées de franchir les frontières du temps et de l’espace.
Sur le plan institutionnel, la civilisation de l’écrit a aussi donné
naissance à de nouvelles élites intellectuelles (scribes, lettrés…) et
canonisé certains savoirs (lois écrites, religions du Livre…) (2).
Transformation des institutions de savoir d’une part, changement
cognitif d’autre part, tels sont les grands bouleversements engendrés
par l’écriture. Internet et le Web auront-ils des effets similaires sur
la pensée ? Peuvent-ils eux aussi bouleverser les dispositifs de
production et de diffusion du savoir, changer le travail intellectuel
et transformer de fond en comble la culture ?
Un tiers état culturel
Internet,
c’est d’abord l’avènement d’une « troisième culture », qui s’affirme
aux côtés des autres pouvoirs culturels (la culture académique et celle
des médias). Le succès du Web tient avant tout à l’essor des sites
personnels et associatifs, forums, blogsu et autres wiki (voir p. 48),
offrant un nouvel espace public pour l’expression des idées, opinions
et créations personnelles jusque-là cantonnées à la sphère privée.
Artistes en herbe, savants amateurs, pirates, diaristes et autres
passionnés en tout genre forment de nouveaux bataillons d’un nouveau
« tiers état culturel ». Les analyses vont bon train. Si les uns
saluent l’avènement d’une nouvelle « démocratie cognitive », les autres
s’alarment des dangers d’une « sous-culture Web » qui nivelle tout sur
son passage. Pour Joël de Rosnay, le Web sonne la « révolte du
proNetariat » : rien moins qu’une nouvelle lutte de classes centrée
autour de la maîtrise du savoir (3). Andrew Keen s’inquiète de
l’avènement d’un « amateurisme culturel », superficiel et médiocre, qui
tue la véritable culture (4). Pour Cyril Lemieux, la « blogosphère
citoyenne » traduit l’exaspération d’une nouvelle couche
d’« intellectuels frustrés ».
Une analyse circonstanciée du contenu
du Web inviterait à la prudence. Internet est un espace culturel très
hétérogène qui ne se laisse réduire ni à une glorieuse révolution
culturelle détrônant sur son passage les ordres culturels établis, ni à
une « sous-culture » dégradée.
La presse et l’édition bouleversées
Une
chose est sûre, la troisième culture ébranle le « second pouvoir »
culturel – celui de la presse et l’édition. L’onde de choc est brutale.
La baisse des ventes des libraires et journaux est un phénomène
international, massif et structurel (5). Aux États-Unis, le nombre de
lecteurs de journaux et magazine a baissé de 10 % entre 1994 et 2006,
pendant que le nombre d’Internautes explosait. La France comptait 28
millions d’internautes en février 2007, soit plus de la moitié de la
population (une augmentation de 7 % par rapport à 2006). Dans le même
temps, la lecture des journaux s’érodait. Le paradoxe de la presse est
qu’elle nourrit elle-même sa propre concurrence en offrant l’essentiel
de ses éditions quotidiennes gratuites. De leur côté, les formules de
« journalisme citoyen » (comme Agoravox) tiennent en fait une place
infime dans la production d’informations sur le Web.
L’édition est
également malmenée par la Toile. Nombre d’anciens lecteurs voraces sont
devenus des accros du Web et passent leur soirée derrière leur écran
plutôt qu’avec un livre. Parfois, les ordinateurs portables ont pris la
place des livres sur les tables de chevet. Tous les secteurs du marché
du livre ne sont pas affectés de la même façon. Les romans,
biographies, essais BD n’ont guère à craindre de la concurrence.
L’e-book lancé au début des années 2000 reste un échec retentissant.
Les livres qui peuvent migrer en partie sur le Web ont des
caractéristiques précises : ce sont les textes que l’on ne lit pas en
continu (roman ou biographie) mais que l’on consulte (dictionnaires,
encyclopédies, manuels, etc.), les ouvrages spécialisés au coût élevé,
avec un faible tirage, un public dispersé et une longue durée de vie.
La production numérique (avec support papier limité et large diffusion
sur le Web) offre même à ces ouvrages une opportunité nouvelle : le
volume de texte n’est plus un obstacle, la couleur et l’image peuvent
être réintroduites, les mises à jour sont aisées. Le coût de production
et de diffusion est bien inférieur à celui du support papier.
Le premier pouvoir
Comme
les révolutions industrielles, cette révolution numérique entraîne donc
un processus de « destruction créatrice », selon la formule de Joseph
A. Schumpeter, dans le monde de l’édition. Derrière cette expression,
il faut imaginer des secteurs en crise et d’autres en plein boom, avec son cortège de success stories,
de drames, d’érosion des ventes et de restructuration pour la presse et
l’édition. Le Web déstabilise donc le « deuxième pouvoir » culturel.
Est-il à même d’ébranler le « premier pouvoir » : celui des
institutions académiques ? Internet est né et s’est d’abord propagé au
sein des milieux scientifiques. Mais son usage est resté limité à
l’échange d’emails et à la diffusion de documents. Le mouvement récent
des archives ouvertesu accélère encore la vitesse de propagation des
informations au sein des communautés savantes. Mais l’activité
scientifique elle-même n’a pas fondamentalement changé. Le grand réseau
mondial pourrait être une plateforme idéale pour de grands projets de
recherche internationaux – études comparatives, laboratoires
décloisonnés, bases de données internationales, etc. En sciences
humaines, on pourrait imaginer de grands programmes comparatifs en
anthropologie, archéologie ou linguistique, la constitution de bases de
données communes, la création de nouveaux réseaux de savoir. Mais les
initiatives de ce type sont très rares. « L’usage du World Wide Web dans le domaine des sciences humaines en est encore à un stade très primitif »,
écrivait Gloria Origgi en 2003 (6). Les sites des institutions sont des
brochures d’information et non des plates-formes de travail collectif.
Les colloques en ligne, laboratoires collectifs sur Internet et projets
de recherche mettant en commun les sources communes…, sont rarissimes.
Le
système d’enseignement risque-t-il d’être durablement déstabilisé par
l’avènement d’Internet ? Rien n’est moins sûr. Dans les années 1970, on
avait déjà prophétisé le bouleversement de l’école traditionnelle par
l’audiovisuel ; puis le prophétisme s’est reporté sur l’ordinateur dans
les années 1980. Il y a quelques années, l’e-learning a pris
le relais. Il devait révolutionner l’enseignement grâce à ses multiples
avantages : atteindre un public dispersé et lointain, individualiser
des parcours de formation et les rythmes de travail de chacun, utiliser
de nouveaux outils de savoirs : FAQ, serious game, tutoriel, podcast et
autres TICEu.
La documentation révolutionnée
Force
est de constater qu’il y a loin des effets d’annonce aux réalisations
concrètes. Certes, beaucoup d’universités, d’établissement de formation
continue, de sociétés de soutien scolaire se sont lancées dans l’e-learning.
Mais le bilan actuel est loin d’être éclatant : le nombre de formation
ne décolle pas, le taux d’abandon est très élevé. Les supports
d’enseignement restent très classiques (souvent des cours écrits mis en
ligne). Et les nouveaux outils – podcast de cours, conférence en ligne
– sont loin de tenir leurs promesses. Le modèle idéal de la classe
virtuelle reste ultraminoritaire. L’immense majorité des enseignements
en ligne sont adossés à des enseignements traditionnels. Quant à la
création d’établissement d’enseignement virtuel ou de chaire numérique,
ils sont inexistants. Le « cyberprof » ne semble pas près de remplacer
le cours traditionnel.
C’est dans le domaine de la documentation que
les effets du Web sont les plus révolutionnaires. On sait combien le
travail des étudiants, journalistes, documentalistes et autres
travailleurs du savoir a été révolutionné. Un chercheur peut mobiliser,
consulter, explorer en quelques minutes des ressources documentaires
qui supposaient naguère des heures d’attente et de déplacement. Des
milliers de bibliothèques d’Alexandrie se trouvent désormais à portée
de clic. Le rêve de Paul Otlet, père de la documentation moderne, qui
avait imaginé Internet il y a un siècle déjà – tous les savoirs du
monde à portée d’un écran personnel –, est devenu réalité (voir p. 46).
Le
développement des agents intelligents (des logiciels conçus pour
remplir une mission de façon autonome) sur un même réseau ne permet-il
pas d’envisager la formation d’une intelligence collective, qui
rassemble en un cerveau global des millions de programmes intelligents
et individuels (7) ? Même si il associe des milliers de contributeurs
et cumule des millions d’entrées, le Web ne forme pas à proprement
parler une communauté intelligente organisée. Les contributeurs de
Wikipedia écrivent une encyclopédie, ils ne résolvent pas ensemble des
problèmes scientifiques, théoriques ou philosophiques, sur le mode
imaginé par Francis Bacon (8). En 1627, le philosophe promoteur de la
méthode expérimentale avait rédigé un projet utopique de communauté
savante. Dans son petit opuscule, il décrivait un voyage imaginaire
dans une île des mers du Sud, Nova Atlantis. Là était établie une
institution scientifique d’un nouveau genre : la Maison de Salomon. Les
savants y travaillaient au progrès des sciences : on les voyait rédiger
des comptes-rendus bibliographiques, organiser des colloques et voyages
d’études, planifier des expériences, vérifier ensemble leurs hypothèses
; ils se préoccupaient aussi des applications pratiques de leur science
et de la diffusion de leurs connaissances.
Internet sera-t-il demain
le support de communauté de savoir de ce type ? Nous en sommes loin. La
constitution de communautés intelligentes suppose l’émergence de
projets d’études collectifs. Le continent numérique va-t-il voir surgir
de telles formes d’organisation ? C’est un projet que Pierre Lévy, le
prophète de l’intelligence collective, appelle de ses vœux – tout en
reconnaissant qu’il s’agit encore d’une utopie (9). Il n’est pas
interdit de rêver.
NOTES
(1) Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures. Langue, nombre, code, Gallimard, 2007.
(2) Jack Goody, Pouvoir et savoirs de l’écrit, La Dispute, 2007.
(3) Joël de Rosnay et Carlo Revelli, La Révolte du pronétariat. Des mass médias aux médias des masses, Fayard, 2006.
(4) Andrew Keen, The Cult of the Amateur: How today’s Internet is killing our culture, Doubleday, 2007.
(5) Marc Tessier, La Presse au défi du numérique, ministère français de la Culture et de la Communication, février 2007.
(6) Gloria Origgi, « Pour une science humaine de l’Internet », 2003, www.interdisciplines.org/defispublicationweb/papers/1/version/fr
(7) Dossier « Des fourmis à Internet, l’intelligence collective, mythe et réalité », Sciences Humaines, n° 169, 2006 ; J.-F. Dortier, « Vers une intelligence collective ? », Sciences Humaines, hors-série n° 32, mars-avril-mai 2001.
(8) Sylvain Firer-Blaess, « Wikipedia : entre communauté et réseau », 2007, www.homo-numericus.net/spip.php?article274
(9) Pierre Lévy, « Nouvelle responsabilité des intellectuels », Le Monde diplomatique, août 2007.